Il y a la rage froide que suscite l’inéluctable disparition d’Alcatel, le fleuron français des télécommunications avec sa recherche, son innovation uniques ; des stratégies délétères ont conduit au désastre, cette absorption par Nokia, présentée comme une soi-disant fusion alors que le siège social sera en Finlande et que la répartition des parts de la nouvelle entité seront aux deux tiers pour les actionnaires de Nokia et d’un tiers seulement pour ceux du désormais ex Alcatel. Alors bien sûr, on peut se cantonner à cette vision de court terme, en se félicitant que les rares emplois restant à Vélizy ou ailleurs, seront maintenus.
Il y a pour se remonter le moral le succès du Rafale. Les ailes françaises portent toujours plus haut le savoir-faire de nos ingénieurs et des entreprises susceptibles de leur être associées, Thalès Avionique ou Thalès-Dassault Electronique (en partie héritières de l’ancienne Alcatel, ne retournons pas le couteau dans la plaie).
L’aéronautique militaire, l’emblème économique du Bordeaux des années 60, s’était résignée à s’incliner devant la gloire de Toulouse et de ses unités de production géantes. La saga d’Airbus, réussissant l’impensable, détrôner la toute-puissance de Boeing, rendait moins amères les réminiscences des grandes années des usines de Mérignac, celles des Mirages, III, F1, 2000, qu’adoucissaient à peine la réussite du jet d’affaire Falcon.
Et puis, en cette année 2015, soudain l’horizon s’éclaircit pour le Rafale, le « meilleur avion du monde » selon les officiels français, ce que confirment des spécialistes britanniques, que l’on ne peut rarement suspecter de francophilie excessive. Les démonstrations d’efficacité des appareils français en conditions réelles de combat ont été redoutables, en Lybie, au Mali ou plus récemment en Irak. Peu de forces aériennes sont aujourd’hui capables de mener des missions aussi délicates, pour certaines d’entre elles du fait de l’éloignement exceptionnel des cibles atteintes. Dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes et de retournements spectaculaires de la politique extérieure américaine (avec l’Iran notamment), les obstacles ultimes ont été levés et les contrats attendus depuis plus de quinze ans se concluent les uns après les autres. D’abord une vente de 24 exemplaires à l’Egypte, suivie quelques jours plus tard de celle de 36 avions à l’Inde. Certes, les revirements de dernière minute ne sont pas à exclure dans des domaines aussi sensibles, mais il n’empêche : la technologie française a le vent en poupe, et d’autres clients potentiels comme le Qatar pourraient se décider à leur tour.
A la clef de ces bonnes nouvelles, ce sont des promesses de milliards d’euros restaurant la balance commerciale française, de milliers d’emplois, d’une spirale favorable pour la recherche et l’innovation dans un secteur de pointe aux retombées importantes. Ces aubaines, la France les doit donc à un jeune homme ayant fêté ses vingt ans … en 1912. Le Rafale fut en effet l’un des derniers dossiers sur lesquels Marcel Dassault en personne (né en 1892), imposa sa vision d’un avion totalement polyvalent. On imagine quel triomphal billet posthume il écrirait dans son journal Jour de France, plus de quarante ans après avoir lancé les premières études pour la réalisation du prototype qu’il défendit envers et contre tous.
Alors, quelles conclusions tirer de cette success story ?
La première est qu’en matière économique aussi, la patience et la persévérance peuvent être des qualités primordiales.
La deuxième est qu’il est peut-être temps pour la France de cesser d’espérer les miracles de ses glorieux vieillards, de favoriser enfin l’émergence de nouveaux patrons de vingt ans et des poussières. Les recettes n’ont pas changé : de l’audace, de la prise de risque, de l’inventivité. La french tech comme on l’appelle est certes prometteuse. Elle a seulement un train de retard, il faudra courir très vite ne pas rater le suivant. Il n’est plus nécessaire d’attendre des décennies pour recueillir les fruits de la croissance. Les nouvelles étoiles du 21ème siècle s’appellent, Apple (créée en 1978, valeur 740 milliards de dollars), Microsoft (créée en 1975, valeur 348 milliards de dollars), Google (créée en 1998, valeur 367 milliards de dollars), Alibaba (créée en 1999, valeur 211 milliards de dollars), Facebook (créée en 2004, valeur 231 milliards de dollars)… Et il y en a tant d’autres, des Yahoo, des Linkedin… Mais pas la moindre française, ni même européenne. La plupart ont été développées par des gamins dans des garages, des Marcel Dassault d’aujourd’hui.
Pour que nous saisissions ces opportunités offertes par le progrès, qui s’annoncent encore plus extraordinaires, il est indispensable de changer d’état d’esprit, de bannir le principe de précaution et de lui préférer celui de risque à outrance ; il est capital de revoir notre fiscalité afin de permettre l’émergence de jeunes fortunes, ces nouveaux milliardaires qu’appelaient de ses vœux un certain Emmanuel Macron ; et de préparer enfin le remplacement de nos dinosaures du Cac 40.
Ah oui, au fait, Dassault Aviation (créé en 1929) vaut 12,5 milliards de dollars ; et Alcatel (créée en 1898) a été estimé par Nokia à 14 milliards. C’est beaucoup… Dans le monde de demain, ce n’est rien.